- SACHER-MASOCH (L. von)
- SACHER-MASOCH (L. von)Une seule figure, sous des formes variées, occupe l’œuvre de Sacher-Masoch: la femme aux fourrures et au fouet, qui fait de l’homme son esclave. À cette figure est liée une jouissance qu’il nomme «suprasensuelle»: «Je trouve, écrit-il dans La Vénus à la fourrure , un attrait étrange à la douleur, et rien ne peut plus attiser ma passion que la tyrannie, la cruauté et surtout l’infidélité d’une belle femme. Or je ne puis m’imaginer sans fourrures cette femme, cet étrange idéal né d’une esthétique du laid, l’âme d’un Néron et le corps d’une Phryné.» Cet idéal, qui lui valut de donner son nom au masochisme, Sacher-Masoch a tenté de le réaliser dans sa vie, notamment dans son mariage avec Wanda. Mais la réalité a déçu les attentes de l’imagination, et l’œuvre, autant que de l’exigence du fantasme, témoigne de l’absence de l’idéal: «Si cette femme était dans ma vie, elle ne serait pas dans mes livres.» Pourtant, elle est dans l’histoire, elle hante «le grand livre de l’histoire du monde» qu’écrivent avec le sang des victimes les tyrans hommes et femmes: plus que la cruauté de la femme et la haine qui sépare les sexes, c’est la cruauté de l’histoire et la jouissance énigmatique des victimes que met en évidence l’humour de Sacher-Masoch.Un suprasensuelDIR\«Je vois que vous êtes vraiment plus qu’un romantique normal, vous ne restez pas en deçà de vos rêves, vous êtes l’homme que vous vous imaginez, serait-ce folie que de l’accomplir» (La Vénus à la fourrure)./DIRLeopold von Sacher-Masoch est né à Lemberg en Galicie, province polonaise rattachée à l’Empire autrichien. Son père, Leopold Sacher, Autrichien, d’ascendance peut-être espagnole, était préfet de police de Lemberg, puis de Prague et, enfin, de Graz. Sa mère, Ukrainienne, était la fille du docteur Franz von Masoch, qui, craignant de voir s’éteindre son nom, fit prendre aux Sacher, en 1838, le nom de Sacher-Masoch. À sa naissance, le jeune Leopold fut confié à une nourrice ukrainienne, Handscha, dont les chants et les récits le marquèrent profondément: «Je ne t’ai jamais oubliée, comme je n’ai jamais oublié les contes que tu m’as dits, les airs que tu m’as chantés.» Encore enfant, à Lemberg en 1846, à Prague en 1848, il est le témoin des mouvements révolutionnaires qui agitent l’Empire autrichien. À Graz, il étudie le droit, puis l’histoire, publie en 1856 L’Insurrection de Gand sous l’empereur Charles Quint. Ses aventures féminines sont nombreuses. Une liaison de quatre ans avec Mme de Kottowitz s’achève par un échec: «Dorénavant, je ne croirai plus à la fidélité d’une femme.» Il transpose cette expérience dans La Femme séparée , qui connaît un rapide succès. Il écrit des contes, forme le projet d’un grand cycle de nouvelles, Le Legs de Caïn , qui devait représenter toute l’existence de l’homme et comprendre six thèmes: l’amour des sexes, la propriété, l’État, la guerre, le travail, la mort. Il ne cessera d’y travailler toute sa vie, sans parvenir à l’achever. En 1869, il rencontre Fanny Pistor, signe avec elle un contrat par lequel il s’engage «sur sa parole d’honneur [...] à être l’esclave de Mme de Pistor et à exécuter absolument tous ses désirs et ordres, et cela pendant six mois»; il l’accompagne en Italie, déguisé en domestique. Rentré à Graz, il écrit La Vénus à la fourrure (1870), qu’il tente à nouveau de réaliser avec celle qui, en 1873, devient sa femme, Aurora Rümelin, laquelle désormais prend le nom de Wanda de Dunajew (héroïne du roman). Sacher-Masoch croit avoir trouvé son idéal: «Vous êtes mon destin, comme je suis le vôtre.» Il signe avec elle un contrat, qu’elle rédige à son instigation: «Mon esclave, les conditions auxquelles je vous accepte comme esclave et vous souffre à mes côtés sont les suivantes: Renonciation absolue à votre moi. Hors la mienne vous n’avez pas de volonté [...]. Votre honneur m’appartient, comme votre sang, votre esprit, votre puissance de travail. Je suis votre souveraine, maîtresse de votre vie et de votre mort.» Dès lors, il ne cesse, mais en vain, de chercher celui qu’il appelle «le Grec», ce tiers grâce auquel pourrait s’accomplir le «rêve érotique» de La Vénus à la fourrure , ainsi résumé: «La plus grande volupté, entre les bras d’une femme qui appelle l’homme avec lequel elle me trompe et me fait fouetter par lui» (Journal ). En 1877-1878, une étrange aventure se noue entre le couple et celui qu’on a cru être Louis II de Bavière, mais qui a gardé son incognito et signait Anatole: «Que peut offrir ton cœur? Amour pour amour? Si ton désir n’était pas un mensonge, tu as trouvé ce que tu cherches.» À quoi Sacher-Masoch répond: «Tes lignes ont soulevé mon âme comme la tempête soulève la mer [...]. Ange ou démon, je t’appartiens, si tu le veux.» Mais encore une fois l’aventure s’achève dans le travesti et le malentendu. Peu à peu, le mariage de Sacher-Masoch se défait, Wanda ne parvient pas à tenir le rôle difficile qu’il lui assigne: de la souveraine, le mariage fait une mégère. En 1882, elle le quitte pour suivre le journaliste Armand, du Figaro. Après des épisodes pénibles, notamment lors de la mort d’un de leurs fils, le divorce est prononcé en 1886. La même année, Sacher-Masoch fait un voyage triomphal à Paris. Puis il épouse Hulda Meister, avec qui il termine sa vie à Lindheim.Outre Le Legs de Caïn , dont fait partie La Vénus à la fourrure , Sacher-Masoch a écrit des contes folkloriques et nationaux, tels les Contes juifs , deux romans noirs qui décrivent la vie de sectes mystiques: La Pêcheuse d’âmes et La Mère de Dieu , ainsi que des ouvrages de critique sociale: La République des ennemis des femmes et Les Idéaux de notre temps (traduit en français en 1871 sous le titre Les Prussiens d’aujourd’hui ). C’est en 1886 que, dans sa Psychopathia sexualis , Krafft-Ebing tire de son nom le terme de «masochisme».La femme et l’histoire«L’amour, c’est la guerre des sexes», l’homme et la femme sont des ennemis, oubliant parfois leur lutte dans un instant de vertige et d’illusion. En amour, un seul choix: être le marteau ou l’enclume, fouetter ou être fouettée» car «qui ne sait soumettre l’autre à sa loi sentira bientôt sur sa nuque un pied prêt à l’écraser». Dialectique du maître et de l’esclave (dans La Vénus à la fourrure , Séverin lit Hegel). «Et il est de règle que ce soit le pied de la femme.» Règle d’histoire: l’homme est livré à la femme par la passion, et la femme, livrée à sa propre loi, depuis Hélène et Dalila jusqu’à Catherine II et Lola Montez, témoigne de la cruauté qui fait sa vraie nature. Cruauté souveraine du désir: «Se donner où l’on aime et aimer tout ce qui plaît», infidélité où se brise la passion. Ainsi la guerre des sexes est partout dans l’histoire, mais comme le signe majeur d’une violence plus radicale: la cruauté de la femme est celle de l’histoire elle-même. Ironique, elle démontre l’injustice et la vanité de l’ordre patriarcal et annonce sa faillite. Or, l’univers chrétien se décompose, et avec lui tout un discours, celui de la passion, celui du romantisme, dont hérite Sacher-Masoch, qui ne suffit plus à assurer le langage de l’amour. Dans ce déchirement d’un monde (voyez 1848), le souvenir de la Grèce apparaît comme l’espoir d’une renaissance impossible: la nostalgie du pur paganisme, où les dieux étaient la nature, évoque un amour qui serait «joie parfaite et sérénité divine», une vie qui, comme un soleil, percerait «les brouillards nordiques et l’encens du christianisme». Car, dans ces brouillards et cet encens, Vénus meurt de froid, et c’est pourquoi elle se couvre de fourrures.Utopie et fantasmeCette renaissance, à présent seul un Grec (portant en lui l’essence perdue de la Grèce) pourrait l’accomplir, un législateur qui soit aussi un éducateur et sache faire de la femme non plus un tyran ou une esclave, mais une compagne. Passage du mythe à l’utopie: le rêve païen devient idéal du mariage, annonciateur de transformation sociale. C’est cet idéal qu’illustre Marcella. Le conte bleu du bonheur : l’amour physique couronné par l’harmonie morale, l’homme et la femme unis par le travail en commun. La paix des sexes, voilà le signe de la vie revenue dans l’histoire, et cette paix, seule en dernier ressort l’économie peut l’assurer: «Ce n’est que l’association dans le travail qui pourra conduire à l’égalité des droits dans le mariage, de même que dans l’État et la société. L’infériorité actuelle de la femme est le produit de l’éducation qu’elle reçoit; élevez-la comme une créature libre, laissez-la être de moitié dans la vie sérieuse, et elle sera votre égale, votre camarade, votre associée.»Mais le conte bleu du bonheur n’est qu’un beau rêve que la réalité d’un rêve plus cruel dissipe. En l’absence d’une femme noble et forte, mieux vaut «un beau démon», une femme infidèle et sans pitié. Pas de demi-mesure. En l’absence de Marcella s’impose l’idéal inverse: Wanda, la «Vénus à la fourrure», qui fait de l’homme son esclave. À l’inverse du bonheur et de son économie, la jouissance et son désordre. À l’inverse de l’utopie, le fantasme. Cela veut dire: réinvestir en jouissance les douleurs de l’histoire, réinvestir le christianisme, réinvestir la mort. Rendre à la passion son plus cruel sérieux: «Les martyrs étaient des êtres suprasensuels qui trouvaient un plaisir certain dans la douleur et qui recherchaient d’horribles tourments, jusqu’à la mort même, comme d’autres recherchent la joie.» Par un usage ironique du contrat retourner la loi contre elle-même, en montrer non seulement l’arbitraire mais la férocité, par là assujettir l’institution à la jouissance. Prendre au mot la plaisanterie, la métaphore au pied de la lettre. Et ainsi par l’imagination s’approprier l’histoire, en faire un théâtre, un roman, un inépuisable récit, une vaste et dérisoire mise en scène. Puis guérir l’imagination par la souffrance: «L’imagination excite plus fortement que la réalité et les mauvais traitements physiques calment les nerfs.» Faire enfin du châtiment la condition de la jouissance, du mariage une passion paradoxale. La démonstration est complète: non seulement la victime jouit de sa douleur, mais c’est elle en fin de compte qui institue son bourreau. La cruauté de l’histoire n’est pas un accident, elle est l’essence de notre mascarade. Alors à l’ironie cruelle de la femme répond l’humour de l’écrivain: «Je souris, je ris même tout haut en écrivant mes aventures.» Esthétique inséparable d’une éthique. L’écriture est la pointe de la douleur, elle est aussi l’éclat du rire, et l’art de Sacher-Masoch est lié à cette force de l’humour comme à cette rigueur du fantasme.Un rôle impossibleCette jouissance, encore faut-il que la femme puisse la soutenir. Aussi l’homme doit-il se faire, ici encore, éducateur et metteur en scène. Car le rôle qu’il assigne à la femme est un rôle difficile à tenir: «Essayez, dit Sacher-Masoch à Wanda, de devenir dans nos échanges intellectuels une élève modeste et attentive, pour devenir dans nos échanges amoureux ma dominatrice, la femme voluptueusement cruelle de mes rêves, en me traitant comme votre esclave.» Il doit la persuader qu’elle a bien la nature de son rôle, mieux, que ce rôle est sa nature même et que sa propre jouissance y est attachée. Mais nulle femme ne tient longtemps la place de cet idéal: «Toutes voulaient bien l’être, mais elles étaient trop faibles.»«Le Legs de Caïn »Vivre, c’est être condamné à tuer. Le legs de Caïn, c’est ce monde défectueux où tout ce qui vit, vit de meurtre et de vol. «Le juste ne réclame rien de ce legs, il n’a point de patrie ni d’abri, il fuit le monde et les hommes» (Prologue ). C’est un errant. Seul devant la mort, il doit «mourir comme il a vécu, en état de fuite ». Ultime perspective d’où se découvre la nudité de la mort, terme où la jouissance perd sa réalité: ce bonheur «qui, toujours à portée de la main et toujours insaisissable, fuit devant nous depuis le berceau jusqu’à la tombe», n’est-ce pas la mort elle-même? Au signe de Caïn répond la croix du Christ, dont l’épilogue devait retracer la naissance: «Non pas Jésus-Christ fils de Dieu, mais Jésus-Christ l’homme sur la croix , [...] l’homme sans amour sexuel, sans propriété, sans patrie, sans querelle, sans travail, qui meurt volontairement, personnifiant l’idée de l’humanité.» Et pourtant une voix ne cesse de répliquer à cet appel du vide, celle de «la déesse sombre et taciturne qui sans cesse enfante et engloutit», qui parle et qui ordonne: «Fils de Caïn, tu dois vivre, tu dois tuer; comprends enfin que tu es mon esclave et que ta résistance est vaine. Et bannis cette crainte puérile de la mort. Je suis éternelle et invariable, comme toi tu es mortel et changeant. Je suis la vie, et tes tourments ni ton existence ne m’importent.»
Encyclopédie Universelle. 2012.